Quand le Moyen-Orient se dessine : l'écriture de soi au-delà du spectacle médiatique

Sélection par Les bibliothécaires - BnF

Souvent synonyme de conflits, de guerres civiles, de milices armées, d’attentats, de colonialisme, d’intolérance religieuse, d’injustice et de dictatures, mais aussi de richesses et de pétrole, le Moyen-Orient médiatique semble fait de drames, de larmes et de sang. Objet évènementiel où se succèdent les catastrophes qui permettent de s’adresser à nos sentiments  plutôt qu’à notre raison, les chaînes d’informations affectionnent, de ce fait, les scènes tragiques qui s’y déroulent et contribuent à cette vision incomplète. Cette sélection, qui se focalise sur quelques pays emblématiques de cette région qui offrent une riche production de bandes dessinées, veut prendre le contrepied de cette image du Moyen-Orient en donnant la parole aux auteur.e.s  qui y vivent. A travers une sélection de BD autobiographiques où se dit l’intime et dont l’écriture de soi, malgré ou avec la violence, permet l’avènement de l’humain, nous vous invitons à un autre regard sur ces territoires déchirés.

Sélection thématique Bande dessinée et roman graphique

Nos derniers coups de coeur

Trois heures

Mana Neyestani est réfugié en France depuis 2011, après avoir dû s'enfuir d'Iran à cause d'un dessin, des événements qu'il a décrits dans son premier livre : Une Métamorphose Iranienne. Dans Trois Heures, il raconte comment sa condition de réfugié lui pèse, condamné à ne pas pouvoir revenir dans son pays où il risque la prison à vie, tout en ne se sentant pas encore chez lui en France. Cette condition lui a été cruellement rappelée en 2017, au moment où il s'apprêtait à s'envoler pour le Canada pour présenter son dernier roman graphique et rendre visite à son frère. Bloqué à l'aéroport par la compagnie aérienne qui ne savait pas comment traiter son titre de voyage de réfugié, Mana Neyestani s'est heurté à un mur d'incompréhension. Cette bande dessinée détaille cette longue attente durant laquelle il ne peut que constater son impuissance et le peu d'attention accordée aux personnes dans sa situation. C'est aussi l'occasion pour cet homme timide qui n'ose jamais élever la voix ou défendre ses intérêts de se livrer à un exercice d'introspection.

« … si on est un réfugié du Moyen-Orient, comme moi. »

Mana Neyestani est un dessinateur iranien exilé politique en France. Ce roman graphique nous fait partager sa condition de réfugié à travers une anecdote ayant pour sujet principal l'absurdité administrative qui l'empêche d’embarquer pour le Canada à Orly. Si le dessin hachuré et esquissé permet l’humour et la caricature, le talent narratif de l'artiste nous plonge avec réalisme dans les heures d’angoisse et les pensées schizophréniques de remise en question qui l'assaillent. Une incarnation au final du vécu des émigrés politiques : « un réfugié est un orphelin qui ne doit pas se montrer trop exigeant avec sa famille d’accueil ». Heureusement pour l'auteur, l'art et l'humour permettent la résilience face à l'absurdité : « Ha Ha Ha Ha (…) je vais en faire un roman graphique. ». Voici son rire qui raisonne en guise de conclusion.

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Antoine

Antoine (5 vol.)

Antoine est une autobiographie, une biographie, un documentaire et un récit historique. A travers des moments clés de la vie de l'acteur libanais Antoine Kerbaj, Mazen Kerbaj revisite plusieurs périodes de la scène artistique de Beyrouth, de l'âge d'or des années 1960 et 1970, jusqu'à l'après-guerre civile, tout en mettant en perspective son propre parcours, celui de son père (Antoine), ainsi que celui du Liban.

Antoine ou « Le destin arabe »

Publiée par les éditions Samandal, rare espace de création de la BD arabophone, chaque volume de cette série décrit, dans un style graphique qui lui est propre, une partie de l’histoire contemporaine du Liban, à travers la vie de l’auteur et de sa famille. Une écriture de soi par morceaux successifs signifiants, comme cette phrase motif qui marque le début de la guerre civile : « Vous savez ce qu’il s’est passé à Aïn El Remmaneh ». Une tentative aussi de penser un universel du monde arabe : « si l’on considérait la jeunesse arabe comme un jeu de cartes, qu’on le mélangeait et en tirait une carte au hasard, on obtiendrait le héros de cette histoire ». Une œuvre mémorielle enfin, qui grâce à de nombreuses reproduction d’affiches, de publicités et d’articles de journaux, permet de reconstituer le passé et les modes de vie. 

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Deux dans les rangs

Deux ans dans les rangs

Sous forme de courtes saynètes, l'auteure témoigne de son service militaire au sein de l'armée israélienne, obligatoire pour les hommes et les femmes. Elle évoque les journées sans but, le temps qui s'étend indéfiniment, la soif de pouvoir de certains gradés de Tsahal, les vexations et les contraintes au quotidien de la vie sous l'uniforme pour les jeunes Israéliens.

« L’armée nous avale et nous recrache deux ans plus tard, […] les générations de soldats se succèdent … »

Voici un journal intime qui nous plonge dans la vie quotidienne des conscrits israéliens, loin de la célébration de l’héroïsme de Tsahal et du nationalisme de l'Etat, au sein d’une institution déshumanisante où « L’armée considère que les soldats sont sa propriété »  et qui semble vouloir « Briser toute résistance, ainsi que nos égos ». Une vie qui régresse dans une corporéité et une hygiène pré-civilisationnelle, faite de vomi, d’odeurs nauséabondes, de nourriture avariée et de lavabos bouchés, crasseux et plein de poils. Mais une institution nécessaire pour avoir le droit d’exister : « : je suis comme tout le monde, je suis normale ! J’ai donné deux ans de ma vie ». Une œuvre que l'auteure légitime ainsi : « chaque soldat ou soldate a été le héros de sa propre histoire, et ces histoires méritent d’être racontées. » 

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Je ne partirai pas : mon histoire est celle de la Palestine

Un oiseau se pose à la fenêtre d'une cellule et propose au détenu le pacte suivant : « Toi, tu fournis les crayons et moi, je fournis les histoires. » Chaque jour, armé de son crayon et de feuilles dérobées à l'enquêteur, le prisonnier dessine ces histoires : celle de ce jeune couple qui n'arrive pas à franchir les checkpoints pour rejoindre à temps la maternité de Jérusalem ; celle d'un père et d'une fille séparés par la prison et qui se connaissent uniquement en photo ; celle d'une mère qui attend son fils sorti le matin pour aller à l'école et qui n'est jamais revenu... Au fil des pages, les récits rapportés par l'oiseau illustrent combien la prison est plus vaste qu'un simple bâtiment, combien elle va au-delà d'une cellule, s'étendant aux villes et villages. Mais c'est aussi la résistance des Palestiniens, leur espérance et leur refus de partir que l'auteur retrace avec force et poésie dans ces planches réalisées en linogravure à la suite de son expérience carcérale. « Un triomphe artistique qui restera comme un vibrant hommage à l'esprit du peuple palestinien. Mohammad Sabaaneh est un maître. » Joe Sacco PALESTINE BOOK AWARDS 2022

« Sur la page blanche, je me libère. Elle devient tout mon univers ».

L’écriture de soi, pour ce dessinateur de presse palestinien en captivité dans une prison israélienne, n’est pas celle de son expérience personnelle. Le poids de l’enfermement du peuple palestinien la rend impossible. Le traumatisme écrase l'individu et les plaies des déplacements sans fin sont impossibles à combler : « Une maison est un coffre à souvenirs, plein de vie qui y éclot. Lorsque l’on t’en chasse, ce ne sont pas les murs que tu perds, mais ton histoire entière … » Pour se raconter, l’auteur se fait le passeur de quelques chroniques dramatiques vécues par ses compatriotes. La linogravure, avec la difficulté et la force qu’elle nécessite pour arracher la forme au bois, symbolise à la fois la difficile existence de la Palestine et matérialise la volonté de l’artiste de donner une consistance à cette vie. 

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KO à Tel Aviv

K.O. à Tel Aviv (4 vol.) ( Série republiée sous le titre : "Le réaliste")

Cette série dépeint le quotidien d'un jeune père, ses difficultés financières, ses relations familiales et décrit avec cynisme et tendresse la société israélienne contemporaine.

« L’instant où j’ai compris que l’angoisse peut devenir inspiration »

Cette suite de saynètes, qui narrent la vie, les déboires et les pensées d’un antihéros israélien laïque de gauche, n’est pas une analyse construite ou critique de la société israélienne. Toute pensée du global semble impossible et contraint l'auteur à se recentrer sur lui-même. Le narcissisme devient la seule protection possible contre le chaos du monde. L'humour, l'autodérision, le cynisme et l’intelligence composent ces morceaux choisis qui laissent transparaître au final une recherche éthique exigeante : « Je ne sais pas s’il y a occupation ou non, si l’armée est morale ou si elle manifeste des prémices de fascisme. Alors je décide seul. On peut appeler ça « mon point de vue ». L’avantage du point de vue personnel est que je décide ce que je regarde et ce que je vois. Je vous conseille d’essayer, c’est formidable. »

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Sélection : Quand le Moyen-Orient se dessine : l'écriture de soi au-delà du spectacle médiatique

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